Dans un billet de blog paru en février 2021, Florence Maraninchi, professeure à l’Institut Polytechnique de Grenoble, décrivait avec une grande acuité l’un des maux les plus sévères de nos bureaucraties modernes : la « numérasse ». Réagissant à une intervention de Gilles Babinet, qui affirmait sur LCI qu’il fallait accepter l’aide des plateformes digitales (sic) pour lutter contre la paperasse, l’universitaire nous décrit un quotidien administratif oscillant entre masses de courriels et fichiers Excel abscons, entre multiplication des applications dédiées et pensée magique où il suffirait d’inventer un nouveau truc sur lequel cliquer pour tout résoudre.
La question posée dans ce billet ne peut être écartée d’un revers de main : n’avons-nous pas simplement transférer la paperasse vers une forme « plus virulente » ? L’auteure conclut en espérant ne pas avoir inspiré une startup « pour développer un outil à base d’IA qui rassemblerait toutes les applications et les mails, pour finalement remplacer le parapheur. Le parapheur est une très belle invention d’interface humain/humain, tout à fait lowtech, qu’il serait désolant d’abandonner ».
Comment ne pas faire un parallèle entre ce constat et le fameux « paradoxe de Solow », mis en évidence par l’économiste Robert Solow, qui constatait déjà à la fin des années 80 : « Vous pouvez voir l’ère informatique partout, sauf dans les statistiques de la productivité ».
La croissance liée à la « révolution internet » laissera un temps penser le paradoxe dépassé, mais l’éclatement de la bulle le 14 avril 2000 amorcera une nouvelle chute de la productivité, aggravée par la crise financière de 2007-2008. Le retour en force du concept marketing d’IA avec l’apprentissage statistique ne semble pas être parvenu à dépasser ce paradoxe, et le constat pragmatique de Florence Maraninchi en éclaire l’une des raisons les plus frappantes : la panoplie d’applications informatiques déployées dans nos quotidiens professionnels ne font que déporter les charges sans les éradiquer, s’il n’y a pas de réforme concomitante des organisations.
Combien de projets informatiques, publics ou privés, ont sous-estimé la réingénierie des processus de travail et, en réponse aux difficultés inévitablement rencontrées, infantilisé les utilisateurs en les réduisant en « résistants du changement ». Lors d’une conférence au Conseil de l’Europe en 2016, Isaac Getz rappelait d’ailleurs combien il était important de traiter les individus en adultes en leur faisant confiance pour qu’ils se comportent en adultes et qu’ils s’engagent.
Mais le paradoxe de Solow nous interroge également sur un autre aspect, toujours aussi contemporain : est-ce que nous quantifions l’innovation et le progrès avec les bons indicateurs ? Les promesses sans cesse plus exaltantes de l’IA devraient être interprétées avec prudence et nuance : le meilleur usage de cette technologie, et du numérique en général, ne se révélera pas en généralisant les usages en quête d’une supposée croissance mais en trouvant leur juste place dans des processus métiers humanisés, soucieux du bien-être individuel et collectif.
Pour avoir un État qui fonctionne mieux, il faudrait donc accepter, avant toute chose, de revoir de manière profonde notre manière de concevoir les processus de travail, en plus de dépasser les enjeux de pouvoirs et les ego qui paralysent nombre d’administrations. Et, certainement plus fondamentalement, apprendre à faire confiance aux humains avant de faire confiance aux machines, aussi intelligentes soient-elles.