Préserver la biodiversité est un enjeu scientifique et sociétal majeur pour répondre aux défis posés par le changement climatique et contribuer aux objectifs du développement durable (ODD) des Nations Unies. Une équipe de chercheurs dont l’écologue Nicolas Mouquet du Laboratoire Biodiversité Marine, Exploitation et Conservation (Marbec), Unité CNRS/IRD/Ifremer/Université de Montpellier, ont étudié le lien entre beauté des espèces, perception et conservation grâce à l’IA et au deep learning et intitulé leur étude : « La valeur esthétique des poissons de récif est globalement inadaptée à leurs priorités de conservation ».
Il a été prouvé que toutes les espèces ne participent pas de manière égale au fonctionnement de notre écosystème mais aussi que les dons pour la sauvegarde des espèces menacées se tournaient plus volontiers vers les espèces emblématiques, attrayantes et de grande masse corporelle, dans la plupart des cas : éléphant, ours polaire, panda, dauphin de Guyane, bonobo… Pour les défenseurs de l’environnement, les campagnes phares sur les espèces doivent être utilisées avec prudence car elles pourraient biaiser la conservation vers une gamme limitée d’espèces.
Les poissons des récifs coralliens et des milieux rocheux
Lors de la visite d’un aquarium, nous sommes tous émerveillés par les couleurs des poissons tropicaux, par leurs formes originales : poisson-clown, poisson-papillon, poisson-mandarin, poisson-ange… Pour savoir s’il y a un lien entre beauté des espèces, perception et conservation, l’écologue Nicolas Mouquet a participé à une étude en 2018 intitulée « Confronter l’esthétique des espèces aux fonctions écologiques chez les poissons des récifs coralliens », celle-ci avait permis de démontrer que les poissons des récifs coralliens les moins attrayants ont une richesse fonctionnelle beaucoup plus élevée que les espèces qui nous semblent les plus belles.
Un score esthétique avait été attribué à plus d’une centaine d’espèces de poissons de récifs coralliens. Huit mille personnes avaient répondu à un questionnaire photographique en ligne, consistant à choisir la photo du poisson qu’il trouvait le plus beau à chaque paire de photos présentée, les paires étant notées à l’aide de l’algorithme Elo. Sans surprise, les poissons perçus comme beaux sont ceux qui présentent un fort contraste de luminosité, des couleurs (jaune/bleu par exemple) et des formes plutôt arrondies, signaux visuels faciles à décrypter pour notre cerveau.
Sur la base de ces préférences, les chercheurs avaient comparé la richesse fonctionnelle, c’est-à-dire la quantité d’espace fonctionnel rempli, par groupes de poissons en fonction de leur attrait perçu.
Nicolas Mouquet explique :
« Nous avons obtenu un score esthétique pour chaque espèce, que nous avons corrélé aux caractéristiques écologiques de chacune (taille, alimentation carnivore ou herbivore, vie nocturne ou diurne, position au milieu ou en bas de la colonne d’eau…) »
Des valeurs esthétiques des espèces déconnectées des valeurs écologiques
Ils ont pu constater que les poissons considérés comme beaux étaient en réalité des poissons qui avaient évolué récemment (entre 20 et 10 millions d’années), leurs couleurs vives leur permettant de se fondre dans les récifs coralliens mais qu’ils n’occupaient qu’une petite partie de l’arbre du vivant.
Les poissons jugés moins beaux, qui sont de loin les plus nombreux, ont un corps plus étiré, des couleurs plus fades et des motifs bien moins faciles à distinguer, à l’instar des poissons gris bleuté vivant dans la colonne d’eau. Les plus anciens existent depuis une centaine de millions d’années et couvrent une plus grande variété de traits écologiques.
Nicolas Mouquet affirme :
« Il n’y a pas cent façons d’être beau et beaucoup de façons d’être “moche”. Nos biais de perception nous amènent à ne trouver beaux qu’une toute petite partie des poissons récifaux. Si ce filtre esthétique guidait nos efforts de conservation, il ne permettrait pas de protéger des écosystèmes pleinement fonctionnels. »
Changer d’échelle grâce à l’IA et au deep learning
Cette première étude ne portait sur un petit nombre d’espèces, l’hypothèse des chercheurs selon laquelle nos biais de perception (beauté ou laideur des espèces) pourraient induire des biais dans les politiques de conservation des espèces, ne pouvait donc pas être validée. Grâce à l’IA et aux réseaux de neurones profonds, les écologues ont pu changer d’échelle, passant de plus de cent à… plus de 2 400 espèces de poissons étudiées. Ils ont publié une nouvelle étude intitulée « La valeur esthétique des poissons de récif est globalement inadaptée à leurs priorités de conservation » début juin dans la revue scientifique PLOS Biology.
Cette fois-ci, 13 000 personnes ont répondu à l’enquête photographique, ce qui a généré un ensemble de données d’apprentissage pour le CNN qui a permis d’estimer la valeur esthétique de 2 417 espèces de poissons de récif avec une précision prédictive élevée, basée sur 4 881 images d’espèces.
L’ensemble de données d’apprentissage a été obtenu en combinant les résultats de l’étude de 2018 où avait été évalué les valeurs esthétiques de 157 images d’espèces de poissons de récif et une évaluation en ligne de 345 images (324 nouvelles plus 21 images présentes dans la 1ère étude, afin de corriger les valeurs des 157 premières images). Les chercheurs ont ensuite appliqué une procédure d’apprentissage par transfert en affinant un modèle ResNet,( ResNet 50), l’une des architectures en IA les plus populaires, pré-entraîné sur ImageNet.
Les résultats de l’étude
Les résultats ont mis en évidence que notre jugement esthétique, lié à la capacité du cerveau humain à traiter les informations visuelles, pourrait générer un fort biais dans notre engagement émotionnel avec les poissons coralliens, comme l’avait suggéré l’étude de 2018.
Le lien avec le statut de conservation a été plus délicat à établir, mais il semblerait que les scientifiques étudient plus volontiers les espèces qu’ils jugent, eux aussi, belles ou spectaculaires. Les poissons jugés les plus disgracieux sont pourtant les plus menacés par la surpêche.
Nicolas Mouquet assure :
« Certains de nos biais de perception sont basés sur notre attirance pour les couleurs vives, les contrastes et les formes arrondies, notamment. Mais on peut à terme modifier ce jugement en apprenant à mieux connaître les espèces, la façon dont elles vivent et leur rôle dans l’écosystème. Tout comme, en art contemporain, un apprentissage et une mise en contexte sont souvent nécessaires pour saisir toute la beauté d’une œuvre. »
Les chercheurs ont décidé de poursuivre leur recherche et de mesurer l’effort de recherche en comptant le nombre de publications scientifiques parues sur chacune des espèces considérées, tout en évaluant en parallèle l’intérêt du grand public grâce au recensement des tweets et requêtes sur Google.
Sources de l’article:
« La valeur esthétique des poissons de récif est globalement inadaptée à leurs priorités de conservation »
Juliette Langlois, François Guilhaumon, Florian Baletaud, Nicolas Casajus, Cédric De Almeida Braga, Valentin Fleuré, Michel Kulbicki, Nicolas Loiseau, David Moulot, Julien P. Renoult, Aliénor Stahl, Rick D. Stuart Smith, Anne-Sophie Tribot, Nicolas Mouquet.
Date de publication: 7 juin 2022
https://doi.org/10.1371/journal.pbio.3001640