Un neurone artificiel pourrait servir au développement de la mémoire électronique de demain

prototype de neurone Lydéric Bocquet CNRS ENS PSL

Des chercheurs du CNRS et du Laboratoire de physique de l’ENS-PSL ont développé un prototype de neurone ionique ayant les mêmes propriétés de transmission qu’un neurone. Ces recherches novatrices, publiées dans Science, pourraient ouvrir la voie à l’implémentation d’algorithmes d’apprentissage simples, et ainsi servir de base aux mémoires électroniques de demain.

L’électronique inspirée du cerveau est depuis quelques années en plein essor. Mais le cerveau lefficacité globale du cerveau est imbattable, comme l’explique Lydéric Bocquet, directeur de recherche CNRS au Laboratoire de physique et professeur attaché à l’ENS-PSL dans un entretien avec l’établissement :

« Pour une consommation énergétique équivalente à deux bananes par jour, le cerveau humain est capable de réaliser un grand nombre de tâches complexes, tandis que l’intelligence artificielle ne peut réaliser celles-ci qu’au prix d’une consommation énergétique des dizaines de milliers de fois supérieure. »

Si l’origine de cette incroyable performance est encore mal connue des scientifiques, le prototype de neurone ionique artificiel réalisé par l’équipe de Lydéric Bocquet et ses étudiants pourrait apporter de nouvelles réponses quant à l’origine de la performance du cerveau et ouvrir des perspectives de développement de la mémoire électronique.

La nanofluidique au service de l’intelligence artificielle

Les chercheurs souhaitent créer des systèmes électroniques aussi économes en énergie que le cerveau humain, des systèmes qui utiliseront comme vecteurs de l’information des ions et non des électrons. Lydéric Bocquet détaille :

« Des progrès considérables ont été réalisés dans le domaine du transport des fluides aux nano-échelles. Les systèmes artificiels développés jusqu’ici restent cependant sans commune mesure avec l’impressionnante machinerie existant dans la Nature : canaux ultra-sélectifs, pompes ioniques ou à protons, canaux qui s’ouvrent ou se bloquent sous certains stimuli, etc. Ce sont des véritables “machines ioniques” qui dépassent de très loin tout ce que l’on sait réaliser artificiellement, à la fois en termes de complexité ou d’efficacité des fonctions réalisées. »

Pour lui, la nanofluidique ouvre des perspectives nouvelles pour l’intelligence artificielle :

« En utilisant les nouveaux comportements des fluides aux nanoéchelles, on peut mimer certaines de ces fonctions qui ont habituellement lieu dans le cerveau et imaginer des briques de base pour construire artificiellement ces fameuses machines ioniques. »

Avec son équipe, il travaille sur les canaux ultra-fins de quelques nanomètres, voire d’angströms d’épaisseur, et explorent le transport d’ions dans des structures à deux dimensions, ici une couche unique de molécules d’eau constituée de nanofentes de graphène.

« La physique en deux dimensions est toujours source de comportements singuliers, voire bizarres… et c’est effectivement ce que l’on a observé pour le transport d’ions dans ces feuillets : du bizarre. »

Des expériences aux résultats inattendus

Depuis 2014, Lydéric Bocquet est à la tête de l’équipe microMégas au sein du Laboratoire de Physique de l’ENS qu’il a co-fondée avec Alessandro Siria chercheur CNRS, et rejoint en 2019 par Antoine Niguès, ingénieur de recherche ENS. Les scientifiques y développent expériences et théories pour comprendre comment s’écoulent les fluides et les ions, dans des canaux dont la taille peut atteindre quelques molécules seulement. C’est le domaine de la nanofluidique, un domaine en plein essor. Il explique :

« À ces échelles infinitésimales, des propriétés nouvelles, parfois exotiques, émergent et il faut repenser la façon dont coulent les fluides, proposer un nouveau cadre. »

Avec son équipe, ils ont dû relever de nombreux défis :

« Avant toute chose, il a fallu inventer une boite à outils expérimentale complètement nouvelle pour pouvoir construire de tels systèmes aux dimensions si minuscules, ce que l’on a fait en fabriquant des sortes de “legos” aux nanoéchelles, qui utilisent notamment tous les nouveaux nanomatériaux qui ont émergé depuis une dizaine d’années, nanotubes, graphène… »

Il a fallu aussi développer des instruments de mesure adaptés et des nouvelles techniques pour mesurer comment les fluides s’écoulent dans de tels canaux.

Cela a permis de mettre en évidence des phénomènes inattendus comme la découverte que l’eau coule quasiment sans frotter dans les nanotubes de carbone, surtout les petits – ce qui serait un couplage quantique singulier entre l’eau et le carbone. Lydéric Bocquet estime que :

« les fluides aux nanoéchelles se montrent donc bien plus étranges qu’on aurait pu l’anticiper, et la nanofluidique est un sujet de recherche foisonnant, qui ouvre de multiples questions très fondamentales ».

Des recherches qui tentent d’imiter la nature

Dans un premier temps, l’équipe a élaboré des prédictions théoriques : sous l’action d’un champ électrique, les ions issus de cette couche d’eau s’assemblent en serpentins allongés et développent alors une mémoire des stimuli reçus dans le passé. Cette « mémoire » conduit à une propriété connue sous le nom d’« effet memristor », c’est à dire de « résistance à mémoire ». Dans les systèmes de neurones, ces memristors jouent un rôle central. Dans les systèmes biologiques, cette mémoire se construit grâce à des canaux ioniques qui s’ouvrent et se ferment pour moduler le courant. Lydéric Bocquet résume :

« Dans les systèmes artificiels qui nous intéressent, l’origine est très différente, mais le résultat est très similaire. Il faut donc trouver des astuces pour faire aussi bien que la Nature. »

Dans un second temps, les chercheurs ont pu montrer que ces systèmes ioniques artificiels sont capables de reproduire le mécanisme physique de l’émission des potentiels d’action des neurones, et donc de transmettre une information.

« Bien sûr, dans ce va et vient permanent entre théorie et expériences, nous avons très rapidement fait la chasse aux memristors dans nos systèmes de nano-fentes… et nous les avons finalement trouvés ! »

Une reproduction artificielle du comportement d’une synapse, qui en régulant le lien entre deux neurones, permet de faire de l’apprentissage, a été possible. Lydéric Bocquet tempère :

« Ces machines ioniques artificielles sont encore primitives, et loin de l’architecture fantastique du cerveau. Mais si fabriquer un “ordinateur ionique” artificiel est encore un rêve, ces avancées ouvrent un nouveau chemin et nous permettront également de mieux comprendre le rôle des ions comme vecteurs d’information. »

Et quand on lui demande quelle est la prochaine étape :

« Implémenter des algorithmes d’apprentissage simples, qui pourront servir de base aux mémoires électroniques de demain. »

Des start-ups qui se préoccupent de l’environnement

Les résultats de ces recherches peuvent être appliquées en lien avec la transition environnementale. Par exemple, certains matériaux peuvent convertir des différences de salinité en énergie électrique de manière très efficace, c’est ce que développe la start-up Sweetch Energy avec l’énergie osmotique en collaboration avec l’équipe microMégas et travaille maintenant à l’industrialisation du procédé. Pour Lydéric Bocquet :

« C’est une avancée majeure, il y a un espoir considérable envers cette source d’énergie complètement renouvelable et non-intermittente. »

Les nouvelles propriétés fondamentales mises en évidence aux nanoéchelles permettent de « développer des innovations de rupture, par exemple dans le domaine des membranes ou des nanotechnologies ». Avec son collègue Alessandro Siria, cofondateur de microMégas, il a depuis créé deux autres start-ups, Hummink, qui fait de l’impression aux nanoéchelles pour l’industrie des semi-conducteurs, et Altr, qui développe des membranes pour réduire le taux d’alcool dans les boissons.

Selon Lydéric Bocquet :

« La nanofluidique est à la confluence de divers domaines. C’est la frontière où le continuum de la mécanique des fluides rencontre la nature atomique de la matière, voire sa nature quantique ».

La recherche propose un cadre nouveau à la dynamique des fluides aux petites échelles. L’un des axes principaux concerne l’interface entre la dynamique des fluides et le monde quantique comme l’explique Lydéric Bocquet :

« Nos travaux récents sur le frottement quantique ouvrent de multiple pistes pour moduler les flots par des effets quantiques, avec notamment la possibilité d’une forme d’”ingénierie quantique” des écoulements dans certains matériaux que nous sommes en train d’explorer. La bio-inspiration est également un champ complètement ouvert, avec l’objectif de développer des canaux artificiels dont les propriétés reproduisent – grâce aux propriétés émergentes – leurs contreparties biologiques : développer des pompes ioniques, des canaux stimulables, l’ensemble visant à développer une “ion-tronique”. »

La nanofluidique intéresse aussi le domaine des membranes avec des matériaux et des concepts nouveaux pour la séparation, la remédiation, le dessalement : membranes à base de graphène, d’oxyde de graphène, etc. Ainsi, les membranes de désalinisation sont par exemple très utiles dans le domaine de l’agriculture. Le graphène, matériau très résistant face à l’agression des agents chimiques, est aussi particulièrement intéressant pour l’industrie textile. Pour Lydéric Bocquet, la nanofluidique est donc un univers passionnant où tout reste encore à découvrir.

Référence :
Modeling of emergent memory and voltage spiking in ionic transport through angstrom-scale slits. Paul Robin, Nikita Kavokine et Lyderic Bocquet. Science, le 6 août 2021. DOI : 10.1126/science. abf7923

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