La demande des entreprises en matière d’intelligence artificielle ne cesse de croître. Le réseau social professionnel LinkedIn a constaté une augmentation des recrutements dans le domaine en France de 40 % sur l’année 2020, le positionnant dans la liste des 15 secteurs d’avenir (Rapport métiers d’avenir 2021). L’ensemble des métiers de l’IA est actuellement sous tension, mais le paysage va évoluer.
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Le data scientist, souvent vu comme l’alchimiste des temps modernes…
Qui aurait imaginé que le métier de statisticien, traditionnellement perçu comme une activité austère, puisse un jour être considéré comme « sexy » ? Les progrès de l’intelligence artificielle, puis son ascension au sommet de la courbe du Hype de Gartner, ont braqué les projecteurs sur ceux dont le rôle est aujourd’hui de « faire parler la donnée », les data scientists. Au point que leur métier a été présenté en 2012 comme le “sexiest job of the 21st century” par le Harvard Business Review ! Presque dix ans plus tard, Guillaume Rozier, data scientist français âgé de 25 ans, fait la tournée des talk shows français et The New York Times lui consacre un article. Son action au sein de CovidTracker révèle aux yeux de tous, gouvernements comme grand public, le pouvoir que détiennent ceux qui savent exploiter les données.
Avec <ViteMaDose>, la petite poignée de contributeurs bénévoles qu’il a fédérés pourrait bien frapper encore plus fort en contribuant à l’inflexion de la courbe de vaccination, et donc agir directement sur l’évolution de la pandémie en France. Simplement en facilitant l’accès aux centres de vaccination et la prise de rendez-vous. L’équipe de Guillaume Rozier a su se rendre précieuse alors qu’à la base elle n’a fait qu’exploiter des données publiquement accessibles (n’y voyons rien de péjoratif, bien au contraire).
Cette aventure permet de mettre fin à cette croyance populaire selon laquelle la force d’une entreprise réside dans la possession d’une grande quantité de données, alors qu’elle réside plutôt dans sa capacité à exploiter les données (internes comme externes). Celles-ci, souvent considérees à tort comme de l’or noir, encombrent inutilement nos disques durs lorsqu’elles ne sont pas correctement exploitées. Le rôle-clé du data scientist est de les transformer en source de valeur (encore faut-il qu’elles permettent de satisfaire les attentes).
…ne serait-il pas l’arbre qui cache la forêt ?
Le terme data scientist est souvent utilisé comme fourre-tout pour désigner le spécialiste intervenant dans la conception, l’implémentation ou le déploiement d’intelligence artificielle. Selon cette conception, toute personne travaillant de près ou de loin avec l’IA serait data scientist. Ce phénomène est assez naturel dans un domaine qui n’en est qu’à ses balbutiements¹.
Dans la réalité, si le rôle du data scientist est crucial, l’IA repose en fait sur une grande diversité de compétences et de savoir-faire, et de nouvelles spécialités continuent d’éclore au fil du tissage du lien entre entreprises et IA.
À ce jour, il n’existe pas de nomenclature ou d’identification officielle des métiers liés à l’IA. Pôle emploi ne propose par exemple pas de codes ROME permettant de se référer aux annonces correspondant à ce métier. La manière la plus simple pour les recenser est encore d’utiliser des mots-clés ou de s’appuyer sur des faisceaux de marqueurs plus ou moins distinctifs, comme la référence au langage de programmation Python dans les annonces.
Cette confusion n’est pas que sémantique, les rôles et périmètres de missions varient grandement selon la taille des équipes, leurs objectifs et l’organisation de l’entreprise. Le périmètre d’action d’un data scientist freelance ou évoluant au sein d’une petite équipe sera naturellement plus large que celui d’un data scientist travaillant au sein d’une grande équipe: il devra porter tour à tour la casquette de consultant, de data analyst, de data engineer, de machine learning engineer, de chef de projet…
1 : Ceci rappelle fortement l’emploi du terme “webmaster” au début des années 2000.
Collecte et analyse de données au plus près de l’entreprise sont des valeurs sûres
Selon une étude Eurostat, seulement 6 % des entreprises françaises et 7 % des entreprises européennes utiliseraient de l’intelligence artificielle en interne². Un chiffre voué à progresser rapidement au cours des dix prochaines années.
Pour tirer parti de l’IA sur des fonctions stratégiques de l’entreprise, ces dernières vont devoir collecter et analyser leurs données.
Or, si une tâche n’est pas centralisable, c’est bien celle-ci : qu’elle soit réalisée en interne ou par un prestataire externe (société de conseil, freelance, etc.), la phase de collecte et d’analyse nécessite une grande compréhension de l’activité de l’entreprise en demande. Deux sociétés concurrentes n’auront pas les mêmes données. Les tâches de collecte et de recueil d’informations auprès des experts métier, puis de préparation et d’exploitation des données sont et resteront primordiales.
2 : L’étude se concentre sur 4 cas d’usage : l’analyse big data reposant sur le Machine Learning, les chatbots, les robots de service et l’analyse big data en langage naturel.
Ce tableau ne fera pas l’objet d’un consensus, comme évoqué dans cet article, le profil de ces postes varie énormément d’une société à l’autre. Il illustre cependant la forte intrication entre les compétences des différents métiers.
Les profils de data engineer et de machine learning engineer sont promis à un développement rapide
L’évolution de l’IA des laboratoires de recherche vers les entreprises, et désormais la nécessité de son passage du stade de preuve de concept (POC – Proof Of Concept) au déploiement massif, crée de nouveaux besoins d’opérationnalisation à grande échelle des algorithmes. Les pratiques de DataOps et MLOps destinées à garantir l’industrialisation de l’IA sont amenées à monter en puissance.
Deux profils semblent se généraliser :
Le data engineer, qui a pour mission de créer l’infrastructure et d’assurer l’approvisionnement en données. Il est en quelque sorte l’administrateur système de l’IA. Il gère les bases de données et pipelines, rendant cette dernière possible.
L’industrialisation de l’IA s’appuie en grande partie sur l’emploi de plateformes telles que celle de Dataiku, qui facilite grandement la création de pipelines complètes, et peut tout autant répondre aux besoins d’un data scientist freelance qu’à ceux d’une équipe entière. Dans une grande équipe, le rôle de data engineer reste cependant incontournable.
Le machine learning engineer, qui a pour mission de déployer les modèles d’IA dans des applications logicielles.
Une partie de ces profils pourra naturellement provenir du vivier actuel de développeurs. Force est de constater que dans les faits, bon nombre de développeurs ignorent encore comment fonctionne l’IA, souvent parce qu’ils se heurtent à des croyances limitantes. L’IA se décloisonnera progressivement en se rapprochant du domaine du développement logiciel standard. D’autant qu’elle peut tout à fait être proposée sous forme d’API. La plupart des développeurs seront alors amenés à manipuler de l’IA, en faisant probablement une simple spécialisation du développement logiciel, au même titre qu’un développeur peut se spécialiser dans l’interfaçage avec les solutions de paiement en ligne.
Selon Antoine Barck, head hunter, data specialist chez Data Recrutement :
« Nos clients cherchent avant tout à lancer leur politique data-driven. Pour se faire, on remarque un fort intérêt pour les postes de data engineer / architect afin de structurer leur accès à la donnée. Clairement, ces postes sont les plus demandés, ils deviennent pénuriques et s’arrachent à prix d’or. Nous pensons que cette tendance devrait s’atténuer avec l’arrivée de toute une nouvelle génération de data worker. En effet, les écoles se sont adaptées au cours de ces dernières années et forment de nombreux profils. De plus, les entreprises structurent de mieux en mieux leurs pipelines de données, et pourront se concentrer sur son exploitation, ainsi les ML engineers, AI engineers, NLP engineers, et autres métiers issus de l’exploitation de la donnée vont à leur tour inonder le marché. » Cette opérationnalisation ne peut se dérouler sans recourir à de nouvelles compétences dans l’ensemble de la chaîne de production. Pour Laurent Guinard, responsable de l’Usine IA chez Pôle Emploi : « les product owners et product managers doivent transformer leurs pratiques. La clef du succès de l’IA réside aussi dans la capacité des porteurs produits à appréhender les spécificités d’un produit d’IA ».
L’offre de formation aux métiers de l’intelligence artificielle s’étoffe
L’étude « Formations et compétences sur l’Intelligence Artificielle en France », réalisée par l’OPIEEC en 2019 pour le Syntec Numérique estimait que 21 170 professionnels de l’intelligence artificielle et des data sciences pourraient être recherchés en 2023, contre 11 200 en 2019, soit une progression de 59 %. De nouvelles formations se créent pour répondre à la demande. La France est particulièrement réputée pour la qualité de ses cursus. Les diplômés des universités et des grandes écoles françaises s’exportent sans difficulté à l’international. Les formations évoluent afin de répondre de plus en plus concrètement aux besoins des entreprises : de la formation courte au Master of Science (MSc), les cursus en IA ont le vent en poupe. Les écoles “IA Microsoft” dont la formation est dispensée par Simplon ont pour mission de répondre directement aux besoins métiers des entreprises, en créant des cursus “développeur DATA IA” pouvant déboucher sur un contrat de professionnalisation au sein de l’une des entreprises-partenaires.
Python, R, Spark, TensorFlow, Scikit-learn, AWS, Hadoop, Scala et SQL se situent actuellement au sommet des classements des compétences recherchées. Mais pour combien de temps encore ? Face aux technologies qui se renouvellent sans cesse, Yann LeCun donnait le conseil suivant dans le premier numéro d’ActuIA : « Étudiez la physique, les maths, les statistiques, plus que les technologies dont la durée de vie est faible et qui vont disparaître d’ici quelques années. Si vous voulez vous lancer dans ce domaine, apprenez les méthodes sous-jacentes, parce que la science qui est derrière va évoluer, mais les maths de base, et la physique (très utile), ou encore le traitement de signal, la théorie des filtres, sont les bases réelles de l’IA, du machine learning et du deep learning ».
Le métier de data scientist requiert curiosité et sens de l’observation. Il consiste à appliquer ses compétences à l’étude d’un phénomène. Or, l’expertise d’un phénomène se construit avec l’expérience. Les data scientists se spécialisent généralement dans l’étude d’un phénomène, tel que le traitement du langage, la vision artificielle, l’apprentissage par renforcement ou dans un domaine d’application tel que la détection de fraude, la robotique, le marketing.
Une prise de conscience croissante de l’impact
Ces nouvelles formations pourraient accélérer l’inclusion et la progression de la diversité parmi les professionnels de l’IA, mais gare aux effets en trompe l’œil : le profil des ingénieurs évoluera-t-il réellement autant que celui des techniciens ? Dans son rapport mondial 2019 sur les talents en IA, Element AI a recensé seulement 18 % de femmes parmi les auteurs publiés à l’occasion de conférences d’importance. Un chiffre supérieur aux 12 % recensées l’année précédente³.
LinkedIn France a pour sa part enregistré 23 % de femmes parmi les recrutements de l’année 2020. Premiers signes d’encouragement, particularité géographique ou déficit de représentativité des femmes dans les conférences ? L’écart provient probablement d’une conjonction de facteurs, mais le constat reste simple : la parité est encore loin.
Une diversité que se propose d’accélérer la Charte Internationale pour une Intelligence Artificielle Inclusive, lancée par Arborus, destinée à promouvoir l’inclu- sion dans les métiers de l’IA.
À l’occasion de la célébration en avril du premier anniversaire de la charte à Bercy, Cristina Lunghi, présidente et fondatrice d’Arborus affirmait : « L’absence de mixité dans les métiers de l’IA pourrait avoir pour conséquence de ne pas générer de vision commune et partagée entre les femmes et les hommes et que les femmes ratent le tournant du XXIe siècle. »
Il en va bien évidemment de même pour la diversité sociale, la diversité des origines, de l’inclusion des personnes en situation de handicap ou encore de la concentration géographique des postes autour de quelques grandes villes (Paris, Toulouse, Nice, Le Havre…). Delphine Pouponneau, directrice de la Diversité et inclusion chez Orange, société signataire de la charte, rappelle : « N’oublions pas que l’intelligence artificielle est un formidable levier de développement. Elle porte également en elle une véritable opportunité pour réduire les inégalités. Pour les individus, elle est une promesse de carrière et d’émancipation, dont aucun pan de la société, et notamment les femmes, ne doit être exclu. » Une prise de conscience progressive de l’impact à venir de l’IA est en cours et nous voyons naître des écoles préparant l’évolution vers la société de demain, telles Aivancity, dont le postulat est que technologie, business et éthique sont indissociables. « Un secteur fait l’unanimité auprès des candidats à l’emploi, celui de la Tech for Good, les gens ressentent de plus en plus le besoin de mettre à profit leur savoir-faire au profit d’une cause sociétale. La prochaine décennie sera clairement celle de la Green Tech et autres objectifs de développement durable ! ». Antoine Barck, Data Recrutement
3 : Element AI explique sur son blog que cette différence peut être liée à l’élargissement du nombre de conférences analysées.
Une émergence des métiers non techniques
S’il est vrai que la discipline a éclos grâce à l’informatique et aux mathématiques, résumer l’intelligence artificielle à la sphère technique serait réducteur. C’est aujourd’hui bel et bien un sujet central dans nos sociétés. Nous assisterons au cours des prochaines années à l’émergence de nouveaux métiers.
Le métier de consultant en IA est bien sûr l’un des métiers appelés à se développer fortement. Outre sa mission de recueil des besoins, il doit être force de proposition et donc avoir une très bonne connaissance du domaine. Il sera le garant de l’adoption massive de l’IA en entreprise.
Dans Les métiers de l’intelligence artificielle, (192 p., L’étudiant éditions), Fabrice Mateo recense des dizaines de métiers liés de près ou de loin à l’intelligence artificielle. Certains existent d’ores et déjà, tel que celui de scénariste en IA, dont la mission est de fluidifier l’interaction homme-machine, d’autres sont promis à un bel avenir de par leur nécessité, à l’image de l’éthicien en IA. D’autres encore sont des descriptions plus insolites de métiers futurs, qui, s’ils peuvent prêter à sourire aujourd’hui, pourraient bien devenir réalité.
L’interdisciplinarité sera au coeur de la création d’emplois : des professionnels de tous horizons seront appelés à construire une passerelle entre leur spécialité et l’IA. Nous voyons d’ores et déjà naître des formations transversales, à l’image du DU Intelligence Artificielle Santé proposé par l’université de Bourgogne. La santé est l’un des secteurs dans lesquels les promesses de l’IA sont les plus enthousiasmantes.
L’OPIEEC identifie 4 autres secteurs porteurs :
- les services financiers ;
- l’industrie ;
- le retail ;
- les services professionnels.
Il identifie par ailleurs vingt enjeux pour la branche au niveau de la stratégie, de la formation et de l’emploi, parmi lesquels :
- la formation du management de la branche ;
- le développement de la pluridisciplinarité dans l’offre initiale et professionnelle ;
- l’accompagnement des mobilités de professionnels en poste vers la data science ;
- le positionnement des prestations vers plus de pluridisciplinarité et de stratégie IA ;
- une meilleure définition des besoins RH liés aux profils de spécialistes en IA.
Quid des autres métiers ?
Certains s’inquiètent de possibles suppressions d’emplois dues à l’irruption de l’IA. Tout comme la mécanisation a permis d’automatiser des tâches manuelles répétitives, l’IA peut être vue comme le volet intellectuel de l’industrialisation, en permettant d’automatiser des tâches intellectuelles répétitives et peu épanouissantes. Elle est en ce sens un réel progrès pour le travailleur.
La disparition de certains métiers ne peut cependant pas être exclue, même s’il faut avant tout s’attendre à une évolution des activités, vers un recentrage sur des tâches à plus forte valeur ajoutée. À titre d’exemple, la saisie manuelle en comptabilité n’a plus lieu d’être. Un gérant d’entreprise témoigne : « Nous sommes en 2021 et mon cabinet d’expertise comptable imprime encore systématiquement factures et relevés de comptes pour les re-saisir au clavier dans le livre de comptes de mon entreprise. Des services permettent d’importer les opérations et de les catégoriser automatiquement mais il y est réfractaire. Je préfèrerais largement que mon comptable consacre son temps à me conseiller dans la gestion de mon activité qu’à effectuer cette saisie manuelle qui n’apporte rien et qui est source d’erreurs. » C’est effectivement sur le contact humain que vont progressivement se recentrer les métiers qui ne seront pas en lien direct avec l’IA. Serveurs et vendeurs en magasin ont de très beaux jours devant eux contrairement à ce que pourrait laisser présager le développement des caisses automatiques. Les professionnels non spécialistes ne seront pas pour autant tenus à distance de l’intelligence artificielle, mais profiteront de la capacité de l’IA à effacer la complexité technologique pour bénéficier des interactions les plus fluides possibles et s’y appuyer sans compétences techniques poussées.
Ces trente dernières années ont en fait très probablement été les plus éprouvantes pour les personnes peu à l’aise avec l’informatique. Le degré de connaissance ne sera plus un prérequis conditionnant l’accès à la technologie, mais la condition au regard critique permettant de prendre ses distances face aux résultats fournis. C’est la raison pour laquelle une acculturation à l’IA est et restera capitale. Au fil du temps, la nécessité n’est plus tant de comprendre son potentiel que d’en cerner les limites.
Cet article est extrait du magazine ActuIA. Afin de ne rien manquer de l’actualité de l’intelligence artificielle, procurez vous ActuIA n°16, actuellement en kiosque et sur abonnement :