A l’occasion du concours de prévisions de l’évolution de l’intelligence artificielle lancé par Hypermind avec le soutien d’ Open Philanthropy, nous avons décidé d’en apprendre plus sur l’initiative auprès d’Emile Servan-Schreiber, co-fondateur d’Hypermind et auteur de Supercollectif (éditions Fayard).
Pourriez-vous nous présenter Hypermind en quelques mots ?
Depuis 20 ans Hypermind figure parmi les leaders mondiaux de la mobilisation de l’intelligence collective pour faire des prévisions, généralement sur des sujets géopolitiques, économiques ou technologiques. Nos clients sont des think tanks, des grandes entreprises et des gouvernements.
Nos plateformes de « marchés prédictifs » et nos algorithmes consolident les pronostics d’une multitude de personnes éclairées en probabilités fiables, mises à jour en temps réel et dans la durée, à même d’informer les décideurs en amont de leurs décisions.
En plus des plateformes, nous mettons à disposition de nos clients un panel de plusieurs centaines de pronostiqueurs d’élite dont les compétences sont avérées dans la durée sur un grand nombre de prévisions.
Nous cultivons ce panel via un marché prédictif ouvert au public, principalement en France et aux États-Unis. La participation est gratuite, mais les meilleurs pronostiqueurs sont récompensés par des dotations de nos sponsors et clients. Cela nous permet de repérer sans cesse de nouveaux talents pour enrichir le panel des pronostiqueurs d’élite.
Au cours de la dernière décennie, Hypermind a eu la chance d’être impliquée dans plusieurs grands projets de recherche menés par l’agence IARPA du gouvernement U.S. pour faire avancer l’état de l’art en prévisions collectives. Ceci nous a permis de perfectionner nos technologies et nos services.
Les phénomènes de masse ne riment pas toujours avec intelligence : effet Kitty Genovese, effet “mouton”, populisme... Hypermind parie pourtant sur la force de l’intelligence collective. Quelles sont selon vous les conditions nécessaires à ce que le groupe tire l’intelligence vers le haut ?
L’idée reçue est effectivement que « les foules accumulent non l’intelligence mais la médiocrité, » comme le faisait remarquer le sociologue Gustave Le Bon au XIXe siècle dans son fameux essai sur la Psychologie des foules. Il a raison – et beaucoup d’entre nous ont eu l’expérience dans nos vies personnelles ou professionnelles d’être embarqués par une dynamique de groupe ou un mouvement de foule vers un comportement indigne ou une pensée idiote.
Pourtant, on ne peut pas non plus douter que l’intelligence collective existe. Notre civilisation en est la preuve. Alors comment concilier ces deux vérités ?
Depuis une vingtaine d’années, une science de l’intelligence collective émerge qui a identifié une recette simple mais stricte pour extraire l’intelligence d’un groupe : il faut d’abord cultiver la diversité des points de vue en encourageant l’indépendance d’esprit de chacun, puis agréger les opinions avec une méthode objective qui prend en compte tous les avis.
Quand il s’agit de choisir un leader, par exemple, on peut utiliser un vote majoritaire. Quand il s’agit de faire une estimation, on peut calculer la moyenne des estimations de chacun. Et quand il s’agit de faire une prévision, la méthode la plus fiable est d’organiser des paris. C’est ce que font nos marchés prédictifs.
Quel est l’objectif du concours de prédictions sur les progrès de l’IA que vous avez lancé et qui peut y participer ?
Les prévisions des uns et des autres en IA sont souvent fantasques. D’une part, les sceptiques qui prédisent qu’une IA n’arrivera jamais à faire ceci ou cela (conduire une voiture, créer une œuvre, gagner un championnat de Go, etc.) ont toujours tort. D’autre part, les exaltés sont généralement bien trop optimistes sur la chronologie des progrès.
« Gouverner, c’est prévoir, » préconisait le génial Émile de Girardin. Si l’on veut donner à nos sociétés une chance d’intégrer les progrès de l’IA dans leur gouvernance – ce qui semble essentiel au vu de son impact économique et stratégique – nous avons d’abord besoin de prévisions plus fiables.
Le but de ce concours est de tester la capacité de l’intelligence collective à faire des prévisions crédibles à moyen terme (2023) et long terme (2030) dans ce domaine. Les résultats seront rendus publiques mi-avril.
Tout le monde peut y participer – il suffit de s’inscrire au marché prédictif d’Hypermind – mais le sujet est assez technique. Pour un amateur, c’est une façon divertissante de s’informer sur l’état de l’art. Pour un professionnel, c’est une occasion de tester sa capacité à prédire, qui est justement selon Yann LeCun « l’essence de l’intelligence ». La participation est gratuite, mais les meilleur pronostiqueurs partageront 6.000 € de récompense.
L’histoire de l’intelligence artificielle est faite d’emballements et de périodes d’hiver. Les experts les plus reconnus se sont eux-même trompés à plusieurs reprises, or on pouvait intuitivement penser que ces experts étaient les mieux placés pour effectuer de telles prédictions. Dans quelle mesure pensez-vous que l’intelligence collective puisse éclairer sur un sujet aussi complexe et comment l’expliquez-vous ?
Sur les sujets complexes et inédits, l’expertise de chacun est en fait toute relative. Nous avons pu l’observer lors de nos recherches en prévisions géopolitiques avec la communauté du renseignement aux U.S.A. (IARPA), ou plus récemment sur les épidémies en général et la pandémie de Covid-19 en particulier.
Par exemple, quand nous avons sollicité, avec le Centre pour la sécurité sanitaire de l’université Johns Hopkins, les prévisions de plusieurs centaines de professionnels de santé publique sur l’évolution de 19 maladies infectieuses, dont la Covid-19, il est apparu que les prévisions d’experts individuels n’étaient généralement pas plus fiables que des prévisions aléatoires. En revanche, les prévisions consolidées de tous à la fois étaient meilleures que celles des meilleurs individus.
Ce phénomène connu sous l’appellation « sagesse des foules » repose sur une loi mathématique : le théorème de la diversité de Scott Page. Il prouve que l’erreur collective est d’autant plus faible que les erreurs individuelles le sont aussi – c’est évident – mais qu’elle diminue aussi quand on augmente la diversité des opinions. Donc plus les experts divergent parce que le sujet est complexe, plus il y a de chances que l’avis consolidé du collectif soit le plus fiable.
Nous vivons une période d’incertitude que le monde a rarement connu et que ni intelligence humaine ni IA n’ont vu venir, car elles ont pour point commun de s’appuyer essentiellement sur des expériences passées et une tendance à la reproduction de statu quo. En quoi l’intelligence collective est-elle selon vous supérieure à l’IA (informatique) pour effectuer des prédictions ? et cette période de doute ne risque-t-elle pas de mettre à défaut l’une comme l’autre, tant que nous ne reviendrons pas à une situation “normale” ?
La prévision est la tâche intellectuelle la plus difficile, et aucune méthode, cervelle, artificielle ou collective, n’est parfaitement fiable. Le succès ne peut être que relatif, en se trompant moins, ou moins souvent que les autres méthodes. Cela dépend en grande partie de la qualité des données dont on dispose.
Quand il existe beaucoup de données historiques pertinentes, l’intelligence artificielle est la meilleure solution. Mais quand le monde change brutalement, comme en ce moment, et que les modèles et data historiques sont soudain obsolètes, l’intelligence collective est notre meilleure augure pour essayer de discerner les tendances du nouveau monde. L’IC peut nous guider le temps d’accumuler à nouveau suffisamment de data pour re-entraîner les IA… jusqu’à la prochaine rupture.
L’intelligence au XXIe siècle ne sera pas seulement artificielle. En terme de FLOPs, aucun supercalculateur ne rivalise encore avec un cerveau humain. Et nous sommes presque 8 milliards… La mission d’Hypermind est d’aider à organiser ce formidable potentiel d’intelligence collective vers un monde meilleur.
Informations et participation au concours
Concours de prévision de l’évolution de l’IA
Dates : du 16 février au 9 avril 2021
Modalités : inscription gratuite / 6 000€ à partager entre les meilleurs pronostiqueurs
Inscription gratuite ici