Interview de Jodie Wallis, Directrice générale, Intelligence artificielle d’Accenture pour le Canada

Jodie Wallis

Le développement de l’intelligence artificielle et de ses multiples applications n’a pas échappé à Accenture, l’une des plus importantes entreprises de services professionnels au monde. Implantée dans plus de 120 pays et disposant d’un effectif de 411.000 personnes, l’entreprise offre à ses clients des services de conseil et d’impartition en stratégie, en numérique, en technologie et en opération.

À l’heure où les organisations se tournent de plus en plus vers l’IA comme principale façon de mener leurs affaires, Accenture collabore plus que jamais avec les géants du secteur, les start-ups et les universités pour proposer à ses clients des solutions intelligentes à la pointe de la technologie.

Au Canada, où l’écosystème IA est particulièrement dynamique, Accenture a nommé en septembre dernier Jodie Wallis, Directrice Intelligence artificielle. Nous avons évoqué ensemble le développement de l’intelligence artificielle dans les entreprises, sa vision de l’IA mais également les enjeux de cette révolution et la place des femmes dans le domaine.

Actu IA: Accenture est considérée comme la plus grande entreprise de conseil au monde et s’intéresse de très près à l’intelligence artificielle. Votre nomination au poste de Directrice Intelligence artificielle pour le Canada l’illustre parfaitement. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur votre mission ?

Jodie Wallis: Début 2017, Accenture a défini l’IA comme une initiative de développement stratégique au niveau mondial. Au Canada, il s’agit d’un sujet tellement central qu’il était souhaitable de créer un poste qui puisse réunir toutes nos compétences en IA pour ce marché en particulier.

Ma mission en tant que Directrice Intelligence artificielle c’est d’optimiser la collaboration entre Accenture et ses partenaires commerciaux, le gouvernement et les universités dans l’écosystème IA, au moment où les organisations commencent à intégrer des solutions intelligentes. Nous avons trois niveaux d’action:

  1. Travailler avec nos clients, les aider à comprendre les bénéfices qu’ils peuvent tirer de l’intelligence artificielle, leur montrer comment ils peuvent bénéficier des avantages qu’elle implique. Autrement dit comment intégrer l’IA à leurs opérations pour augmenter leurs profits et booster tant leur croissance que leur efficacité.
  2. Anticiper les besoins à venir et évaluer comment poursuivre notre croissance ou repenser ce dont nous disposons. Quels sont les besoins de nos employés, qui engager sur le marché du travail actuel et, surtout, avec qui faire des partenariats pour augmenter nos compétences ?
  3. Travailler avec l’écosystème IA, avec des universités, des écoles, de nouvelles start-ups mais aussi avec de grandes entreprises, comme Microsoft et Google, pour proposer les meilleures solutions IA possibles sur le marché canadien.

Actu IA: D’après une récente étude d’Accenture, l’IA pourrait accroître de près de 38% la rentabilité des entreprises d’ici 2035, quelles sont les solutions d’Accenture auprès de ses clients et du public pour favoriser la transition IA ?

Jodie Wallis: Au Canada, en effet, notre étude a montré que les organisations pourraient accroître leur rentabilité de 38% d’ici 2035. Nous pensons que ce n’est pas le fruit d’une solution en particulier sinon d’un grand nombre de technologies.

© 2017 Accenture

À l’heure actuelle, nous pouvons intervenir avec des solutions IA à 5 niveaux différents:

  • Automatisation intelligente

Il y a un certain nombre de technologies, dont évidemment la vision par ordinateur et le traitement du langage naturel, qui permettent de lire et d’analyser différents types de données (photos, documents, data structurée et non-structurée) et de les interpréter pour que les humains puissent se concentrer uniquement sur la prise de décision.

  • Avis amélioré

Ces solutions peuvent se baser sur les technologies de Microsoft ou de Google par exemple. Il s’agit d’utiliser l’IA, et surtout le machine learning, pour augmenter l’intelligence humaine et favoriser de meilleures prises décisions. Cela peut être utile pour limiter le nombre de faux positifs dans ce domaine mais également en matière de recommandation de produits.

  • Interaction améliorée

C’est une technologie que l’on peut classer parmi les agents virtuels et qui permet d’améliorer l’interaction avec les clients et de faire en sorte qu’elle soit plus efficace. C’est ce que proposent par exemple Amelia d’IPSoft ou encore Watson d’IBM. Cela passe notamment par l’hyper-personnalisation et le traitement des données en temps réel. Nous avons par exemple développé Collette, un conseiller en prêt. Vous pouvez parler avec elle et elle vous conseillera sur le meilleur prêt pour vous.

  • Confiance améliorée

Il s’agit d’utiliser l’IA pour construire une véritable relation de confiance avec ses clients et au sein de son entreprise. Grâce à ces outils, il est possible par exemple d’analyser le comportement de ses employés pour identifier de meilleures façons de les coacher afin de booster leur productivité.

  • Produits intelligents

L’IA permet d’avoir accès à de nouveaux produits et services basés justement sur l’IA. Nous avons eu pendant des années des outils intégrés à nos véhicules afin d’enregistrer nos trajets mais maintenant ils proposent également de nouvelles options, en temps réel. Par exemple, si le dispositif analyse que vous êtes stressé, il peut allumer la musique pour vous aider à vous détendre. S’il détecte que vous êtes perdu et que vous tournez en rond, il peut vous proposer de vous guider. Nous pouvons donc obtenir de meilleurs retours clients, en temps réel, grâce à ce type de produits intelligents.

Actu IA: Selon vous, quelles sont les applications IA les plus matures, qui peuvent être mises en service dès aujourd’hui dans les entreprises ?

Jodie Wallis: Les agents virtuels sont selon moi très au point et commencent à montrer de bons résultats. C’est un véritable gain pour les entreprises. Ils sont désormais fréquemment utilisés dans les télécoms, mais également dans le conseil, la finance et la vente, en particulier dans le e-commerce.

La recommandation de produits et de services basée sur du machine learning me semble également plutôt mature. Il y a de multiples possibilités d’utilisations de ce type de technologies, comme par exemple les robo-advisors. On voit des robo-advisors dans le management depuis quelques temps mais cette technologie n’a de cesse de s’améliorer en ce qui concerne la recommandation de produits. On la trouve désormais de plus en plus dans le secteur de l’assurance ou encore de la vente.

Les agents virtuels et la gestion intelligente de l’interaction sont également utilisés en interne par les entreprises pour interroger leurs employés. Ces technologies ne sont donc pas seulement utiles pour s’adresser aux clients. Pour des entreprises qui comptent des milliers d’employés, c’est en effet un moyen efficace de répondre à leurs questions tant au niveau RH que lorsqu’ils ont un souci informatique par exemple.

© 2017 Accenture

Actu IA: Est-ce que l’IA est réservée aux grandes entreprises ou peut-elle également être utile aux TPE/PME ? Le cas échéant, sous quelle forme ?

Jodie Wallis: Certaines technologies sont tout à fait intégrables par des entreprises de petite et moyenne tailles. Il est certain que plusieurs solutions intelligentes, basées notamment sur du machine learning et du deep learning, ont besoin de très grandes quantités de données. Il est souvent impératif de les leur fournir mais il y a aussi d’autres façons pour les TPE et les PME d’utiliser l’IA.

Les agents virtuels sont la première technologie qui me vient à l’esprit. Ils n’ont en effet pas forcément besoin d’être intégrés directement aux entreprises et peuvent être utilisés en externe. Autre exemple, avec les logiciels de recommandation de produits et de services qui peuvent être utilisés en externe par les PME et TPE.

Les entreprises canadiennes sont en train de s’essayer à l’IA. Nous constatons qu’elles le font de plus en plus. La prochaine étape sera de passer de cette phase d’expérimentation à ce qu’elles soient complètement opérationnelles. C’est sur ce point que nous avons beaucoup à faire.

© 2017 Accenture

Actu IA: L’écosystème canadien a su attirer de nombreuses grandes entreprises comme Microsoft, Facebook, Samsung ou même Thales comme l’a annoncé la multinationale française aujourd’hui. Qu’est-ce qui, selon vous, a permis au Canada de se développer autant dans le domaine de l’intelligence artificielle ?

Jodie Wallis: Selon moi le Canada est vraiment l’un des endroits clés de l’intelligence artificielle. Trois des plus importants chercheurs internationaux en machine learning et en deep learning sont installés ici : Richard S. Sutton à l’Université d’Alberta, Geoffrey E. Hinton de l’Université de Toronto et du Vector Institute et Yoshua Bengio de l’Université de Montreal.

Ces trois chercheurs sont extrêmement réputés dans le domaine du machine learning, ils ont permis de grandes avancées et leurs équipes de recherche sont parmi les meilleures au monde. Par conséquent pour les entreprises, une collaboration avec ces chercheurs est une grande opportunité.

Vous avez cité en exemple Facebook. Le géant des réseaux sociaux a en effet annoncé il y a peu sa collaboration avec Joelle Pineau, chercheuse à l’Université de Montréal. Chez Accenture, nous avons fait de même avec l’Université de Toronto, pour travailler avec l’un de leurs chercheurs sur place.

Actu IA: L’IA est considérée pour beaucoup comme la nouvelle révolution. On attend des applications dans tous les secteurs et cela suscite énormément de débats et de craintes (emploi, inégalités, machine supplantant l’humain, etc.), notamment au sein du grand public. Quelle est votre vision de l’IA, de ses enjeux et des peurs qu’elle engendre ?

Jodie Wallis: Je pense que parmi les craintes du grand public, certaines sont totalement justifiées. La majorité des peurs recensées concernent l’emploi. Est-ce que l’IA va détruire des postes de travail ? Cela arrivera sûrement mais, en tant qu’entreprise, nous avons la responsabilité de prendre soin de nos employés et de les aider à se former en fonction de leurs besoins pour qu’ils puissent s’adapter à la nouvelle économie.

Je pense aussi que l’IA va entraîner de fortes demandes en compétences particulières. C’est quelque chose de très intéressant. C’est donc le moment pour les étudiants et ceux qui commencent leur carrière d’être attentifs aux opportunités et d’apprendre pour devenir des experts dans le domaine.

Je pense que ce ne sont pas uniquement les compétences techniques qui seront recherchées, mais aussi des compétences en management d’effectifs composés d’humains et de machines ou en commercialisation sur un marché totalement repensé. Il faut selon moi voir plus loin que le développement technologique et se concentrer sur la nature des changements impliqués et des nouvelles compétences qui seront demandées.

Le deuxième grand sujet de craintes au sujet de l’IA concerne la privacité. L’IA demande en effet de très grandes quantités de données. Nous devons nous inquiéter de savoir si ces données sont protégées. Sur ce sujet, l’Europe me semble vraiment plus en avance que l’Amérique du nord en termes de protection des données et de mesures allant en ce sens. Au Canada, c’est quelque chose que nous devons également mettre en place.

La transparence et de l’explicabilité sont pour moi la troisième grande crainte qu’il convient d’aborder. Il y a plusieurs types d’algorithmes qui n’ont pas besoin d’être vraiment transparents. Les recommandations de Netflix concernant les films qui pourraient vous plaire par exemple n’ont pas besoin d’être expliquées. Elles n’ont pas un grand impact et vous pouvez les suivre, ou non.

Mais quand l’IA est appliquée à des domaines tels que la santé, notamment au travers de la recherche de diagnostics et de traitements, la transparence et l’explicabilité sont fondamentales. La recherche médicale se base de plus en plus sur l’IA pour identifier, prévenir et même trouver des traitements à différentes pathologies.

Récemment au Canada, un partenariat de recherche a été mis en place pour développer un moyen de prévenir les crises cardiaques. Les études en cours se basent sur des algorithmes qui vont identifier et prévenir les problèmes cardio-vasculaires. Ils vont devoir expliquer sur quoi ils se basent, quels sont les facteurs de risque qu’ils prennent en compte, sinon ce n’est pas éthique. Le machine learning « traditionnel » ne considère pas l’explicabilité et la transparence comme des composants clés. Cela va devoir évoluer.

Autre chose importante qu’il va falloir faire évoluer, ce sont les biais dans les données. Les biais marquent et conditionnent beaucoup de nos décisions. Des décisions qui vont peut-être à l’encontre de la sensibilité moderne concernant la création et la diversité. La question est de savoir comment être certain que les algorithmes IA ne fassent pas de recommandations basées sur des données comportant des biais. Le cas échéant, les recommandations et décisions seront probablement également biaisées. Et dans le même temps, si les personnes en charge de la programmation des algorithmes se basent sur des réflexions ou connaissances biaisées, comment pouvons-nous être sûrs que ces biais ne se retrouveront pas dans les algorithmes développés ?

Actu IA: Comment se préparer à l’intelligence artificielle et sur quoi faut-il miser dans le futur, notamment au niveau de la formation ?

Jodie Wallis: Nous avons la chance d’avoir sur place plusieurs universités qui savent montrer la voie à suivre. Les universités au Canada savent vraiment bien collaborer entre elles en fonction de leurs compétences et de leurs besoins. Nous disposons également d’excellents programmes de formation. L’objectif maintenant c’est que davantage d’étudiants les intègrent, notamment des femmes.

La place des femmes, mais aussi l’écart des salaires dans ce milieu, sont des sujets importants. J’ai récemment lu un rapport sur le sujet et il y est expliqué que les emplois au coeur de l’IA requièrent une solide formation en sciences. Les femmes sont sous-représentées dans le milieu scientifique à l’heure actuelle. Mais, alors que nous nous dirigeons vers une économie IA, où la demande en compétences ne fait qu’augmenter et que les emplois sont de mieux en mieux rémunérés, c’est le moment ou jamais de motiver de jeunes femmes à s’inscrire dans des cursus scientifiques. Si non, l’écart salarial entre hommes et femmes ne fera qu’augmenter.

Actu IA: À ce propos, vous avez participé il y a quelques semaines au National Learn to Code Day et à Ladies Learning Code, comment pensez-vous qu’il soit possible à l’heure actuelle d’inciter davantage les jeunes femmes à intégrer des cursus scientifiques ou en lien avec cette économie IA actuelle et à venir ?

Jodie Wallis: Je pense que si on n’a pas encore résolu ce problème c’est parce qu’il est lié à de multiples facteurs. Il ne s’agit pas seulement de mettre en place une action sur un groupe ciblé pour le résoudre, c’est bien plus vaste. Selon moi, cela commence avec les jeunes filles de 14 à 16 ans. Les études montrent qu’elles décident à cet âge qu’elles ne sont pas intéressées par des carrières dans les sciences ou dans l’ingénierie. Si on n’intervient pas dès cet âge, nous allons nous retrouver avec un grand nombre de lycéennes qui ne suivront pas les cours nécessaires pour pouvoir par la suite intégrer un cursus universitaire dans le domaine et y faire carrière.

Donc l’une des premières choses que nous devons faire c’est ou donner davantage de cours de sciences et de mathématiques au lycée, à tous les élèves, ou trouver comment inciter les filles à s’y inscrire. Sans cela, elles n’auront pas les acquis suffisants pour continuer.

La deuxième étape d’intervention concerne la poursuite de ces cursus à l’université. Il y a deux aspects à prendre en considération. Tout d’abord le coût. Davantage de bourses devraient être créées pour encourager les jeunes femmes à passer des diplômes dans le domaine. Parallèlement, les conseils en orientation sont également à repenser.

Une meilleure orientation est nécessaire, dès le lycée, pour que les filles en sachent plus sur les opportunités de carrière et le futur marché de l’emploi. Contrairement à l’idée reçue, les cursus scientifiques ne permettent pas seulement de devenir médecin ou ingénieur. Ils permettent en effet d’accéder à de nombreux autres emplois et il est important que les étudiantes en aient conscience.

Enfin, un programme de mentorat par des professionnels et des entreprises, avant diplôme, serait très intéressant. Selon moi, il est impératif d’avoir une intervention sur ces trois niveaux: lycée, université et durant le master.

Actu IA: Enfin, dernière question, quelle est la dernière chose qui vous a impressionnée en matière d’IA ? 

Jodie Wallis: Je vois des choses intéressantes tous les jours car c’est un domaine particulièrement dynamique. Nous avons récemment fait une étude qui m’a impressionnée. On sait que les entreprises doivent investir en IA pour accroître leurs profits, je pense que personne ne le nie, mais on s’est intéressé à la manière dont les entreprises doivent le faire. Souvent elles pensent qu’il suffit d’investir dans un laboratoire de recherche mais le retour sur investissement n’est pas toujours au rendez-vous. Nous avons mis en évidence qu’il y a 2 façons intéressantes d’investir dans l’IA.

La première c’est d’investir dans ses propres talents et de former ses employés. Mais c’est surtout la seconde qui m’a interpelée. Il s’agit en effet de créer des partenariats entre les organisations. Il y a encore cinq ans, les petites, moyennes et grosses entreprises étaient plutôt contre les partenariats. Chaque compagnie se concentrait sur sa propre structure, ses employés et pensait que la compétitivité impliquait une culture du secret et une protection de toutes ses avancées techniques.

Maintenant, avec l’IA, savoir nouer des partenariats est devenu une compétence à part entière que les entreprises se doivent d’avoir. Elles ne peuvent en effet pas maîtriser toutes les spécificités de l’IA. Les partenariats sont donc une nouvelle manière de se développer.

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