IA, démystifier la technologie, motiver la recherche créative : entretien avec Nils Aziosmanoff du Cube

Il y a vingt ans naissait Le Cube, une association dédiée à la création et à la formation au numérique. Dès ses débuts, elle a habilement mêlé création numérique, formation aux nouvelles pratiques, éducation mais aussi réflexion sur les enjeux sociétaux, au service du public et des entreprises. Se préparer, se réinventer et innover oui, mais en s’appropriant également collectivement les potentialités du numérique. Car l’essence du Cube c’est de partager, de participer activement à la création d’un environnement innovant pour mieux s’adapter au monde qui vient. Vingt ans plus tard, Le Cube a fêté son anniversaire avec une invitée d’honneur : l’intelligence artificielle. Nils Aziosmanoff, président du Cube, a eu la gentillesse de répondre à nos questions.

1- Le Cube fête ses 20 ans : pouvez-vous nous raconter sa raison d’être, et ses temps forts ?

La première raison d’être du Cube est de soutenir les artistes qui prennent des risques en explorant de nouvelles voies de création. Les nouvelles technologies renouvellent les modes de création et ce changement de paradigme nous invite à « créer de nouvelles manières de créer », à imaginer de nouvelles manières d’imaginer. Ces nouvelles formes nous invitent à vivre des expériences inédites, elles ouvrent nos imaginaires, augmentent nos sens et amplifient notre rapport au monde.

“Plus de 4000 artistes de la scène internationale ont été valorisés au Cube et plus de 400 productions soutenues, dont certaines ont fait le tour du monde”.

La deuxième raison d’être du Cube réside dans notre démarche d’innovation pédagogique, lorsque par exemple nous menons chaque année des projets associant plus de 150 enfants avec des auteurs, artistes, designers, codeurs ou encore anthropologues, autour d’une création innovante. Ces programmes interdisciplinaires et inter générationnels explorent d’autres façons de « faire et être ensemble », ils ont permis la réalisation de projets extraordinaires, comme par exemple la participation à la conception de la « fabrique à histoires » Lunii qui connaît un grand succès depuis plusieurs années.

Enfin, la troisième raison d’être du Cube est d’animer des débats publics comme Le Rendez-vous des Futurs, plus de 160 émissions en ligne qui invitent des personnalités de tous bords à exprimer leur vision sur les grands enjeux contemporains. Les médias nous donnent aujourd’hui à voir toutes les réalités du monde, la question n’est plus celle de leur représentation mais de leur confrontation. C’est pourquoi il nous faut inventer des espaces de médiation, de dialogue, d’écoute et d’altérité, loin du spectacle des grands médias et du brouhaha complotiste des réseaux sociaux. Nous avons pu vivre d’intenses moments comme lors de l’émission recevant l’économiste Jeremy Rifkin, l’un des grands instigateurs de la transition numérique et du green new deal.

2- Vous avez choisi de fêter cet anniversaire avec une programmation spéciale autour de l’intelligence artificielle, pourquoi ?

Bien qu’invisible, l’IA est omniprésente dans nos vies, elle se niche dans nos smartphones, voitures ou objets du quotidien. Elle transforme la plupart des métiers en opérant certaines tâches bien mieux que nous. Pour fonctionner, elle utilise d’immenses gisements de data qu’elle analyse et corrèle, elle vient ainsi amplifier l’objectivation du réel et nous assiste de façon personnalisée dans de nombreux domaines. Mais ces prouesses soulèvent de nombreuses questions éthiques, comme les risques d’aliénation liée aux addictions, à la désinformation ou aux manipulations cognitives.

Sur un plan plus philosophique, la question est « que devient notre humanité face à l’intelligence algorithmique » ? Que reste-t-il de notre créativité lorsque nos nouvelles « externalités cognitives » sont capables de prendre par elles-mêmes des décisions, et nous assistent en toute chose ? Quel sens donner à ces GPS existentiels ? Cette rupture anthropologique nous invite à repenser notre rapport à soi, aux autres et plus largement au monde.

“L’IA est un outil fantastique, mais il peut conduire à une société à deux vitesses, avec d’un côté les « humains augmentés », ce sur quoi repose le rêve transhumaniste, et de l’autre les cyber exclus, les déclassés de l’économie de la connaissance”.

Il faut donc inclure tous les citoyens dans cette démarche de transformation, il en va de la vitalité et même du devenir de la démocratie. Faute de quoi nous amplifierions les exclusions, à l’instar de l’illectronisme qui frappe presque une personne sur cinq, ce qui fera le lit des extrémismes. C’est pourquoi nous avons choisi l’IA comme fil rouge de la programmation des 20 ans du Cube. Cette « invitée d’honneur » vient donner un sens à la fête : en s’appropriant l’IA, les arts numériques nous ouvrent aux défis du 21ème siècle.

3- Quelle est votre conviction sur l’IA ?

La question pour moi n’est pas de savoir si elle doit exister ou pas, mais de savoir comment la mettre au service du bien commun. Elle ne doit pas être une boîte noire aux mains de quelques élites, mais être mise au service de l’éducation, des solidarités, de l’écologie, de la créativité…, autant de sujets qui demandent justement à être profondément repensés dans un monde plus complexe et face à de grands défis.

“L’IA est ce que nous en ferons, c’est un choix citoyen, politique et éthique.”

4- Comment s’y prendre pour éveiller les enfants aux IA dès le plus jeune âge ?  Et comment s’y prend Le Cube ?

Les enfants ont besoin de comprendre qu’ils vont partager leur vie avec des « créatures artificielles », dans tous les domaines. Que ce soit sous la forme d’un agent conversationnel dans une application, d’un personnage virtuel dans un jeu vidéo, d’un robot industriel ou d’une « cafetière intelligente », nous vivons de plus en plus dans des environnements connectés, relationnels, voire émotionnels. Il nous faut donc apprendre à distinguer le vrai de l’artificiel, l’humain du code, l’empathie de l’algorithme de personnalisation.

Le Cube crée des formations d’éveil à l’esprit critique autour de ces questions. Il s’agit à la fois de démystifier la technologie, par exemple en comprenant comment fonctionne un programme informatique, et de motiver la recherche créative en exploitant les potentialités du numérique.

5/ Quelle est la dernière avancée autour de l’IA qui vous a bluffé ? 

Le plus spectaculaire pour moi est la montée globale de l’IA dans tous les domaines ! Son utilisation dans les sciences et l’innovation fait faire des bonds fabuleux dans l’énergie, la production alimentaire, la mobilité, la santé, la sécurité, l’information, les industries créatives, etc., rien n’échappe à ce tsunami. De nouveaux métiers apparaissent, comme le data scientisme, les neurosciences, le design cognitif ou le e.sport. La Chine et les Etats-Unis mènent le bal sur des sujets aussi stratégiques que l’informatique quantique, les armes autonomes ou les biotechnologies.

Ces avancées spectaculaires posent la question de ce que nous en ferons collectivement, dans quel dessein, pour quel saut de conscience ? Car les vrais défis sont du côté de la préservation de la biodiversité, de la santé, de l’égalité et de l’inclusion. L’IA doit nous aider à résoudre des problèmes techniques, mais également nous permettre de progresser sur le plan humain, sans quoi il n’y aura pas de réel progrès, nous ne ferions qu’accélérer la débâcle.

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